Haussmann, c’est la tentative du tout, du tout Paris « embelli… agrandi… assaini». La volonté simultanée du dessus et du dessous, du beau et de l’utile, de la grande échelle à la plus petite dimension. Dix-sept années suffirent au préfet pour construire 600 km d’égouts et 175 km de voirie, édifier mairies et écoles, aménager squares, parcs et bois, stimuler l’investissement privé, rebâtir les quartiers du centre et imaginer ceux de la périphérie. Rarement haut fonctionnaire s’est autant imposé dans la culture populaire. Il incarne les « Grands Travaux » du Second Empire et, par extension, les transformations parisiennes jusqu’au début du XXe siècle. Haussmann donne, aujourd’hui encore, une limite à la ville et une forme à son paysage. Son nom illustre plus que tout autre l’identité urbaine de Paris.
La mythologie haussmannienne, acquise pendant son mandat sous la plume de Jules Ferry ou dans les caricatures satiriques du Paris Comique, agrège dès l’origine un temps plus long et un périmètre plus étendu. Ses desseins, fondés sur les travaux et études antérieurs, se superposent et masquent les recherches et aménagements de ses contemporains. Qu’il s’agisse du premier « plan d’ensemble » des percées élaboré en 1839 par Jacques Séraphin Lanquetin, président de la Commission municipale, ou des réalisations au crédit de ses prédécesseurs à la préfecture de la Seine, en particulier celles de Claude-Philibert Barthelot, comte de Rambuteau, entre 1833 et 1848, et de Jean-Jacques Berger de 1848 à 1853. Accentuée par une stature de colosse, cette personnification unique se conjugue, a posteriori, avec une hagiographie fréquemment réalisée au travers des souvenirs altérés du baron. Celui-ci offre en effet dans ses Mémoires une relecture singulière des missions et acteurs, qualifiant l’architecte Eugène Deschamps, auteur du Plan de Paris (1852-1853), de simple « dessinateur », et Napoléon III « d’inspirateur du programme ». L’histoire éclipse souvent l’implication de l’empereur qui, influencé par son séjour londonien de 1846 à 1848, énonce dès août 1853 dans son « Projet d’embellissement » : « que la hauteur des maisons soit toujours égale à la largeur des rues et ne l’excède jamais » (point 2), « qu’une carte désignant tout l’ensemble des projets d’amélioration soit imprimée et rendue publique » (point 4), et « que ce plan s’étende jusqu’aux fortifications » (point 5).
Selon la perception actuelle, outre l’attribution d’actions et d’engagements concomitants à ou précédant son mandat parisien, s’enjoignent nombre de réalisations et d’aménagements postérieurs à sa destitution, le 5 janvier 1870. Cette assimilation par proximité formelle s’entend notamment au regard de la pérennité des acteurs, qui poursuivent les préceptes et la méthode. L’administration reconduite s’inscrit dans les perspectives dénoncées hier par les opposants désormais installés au pouvoir. Le 14 juin 1871, le nouveau préfet Jean-Baptiste Léon Say confie ainsi l’autorité technique et administrative sur les services actifs et les bureaux de la direction des Travaux, puis des Travaux et des Eaux (à la mort d’Eugène Belgrand en 1878) à Jean-Charles-Adolphe Alphand. Tous deux avaient auparavant participé à la rénovation haussmannienne de Paris, respectivement au service des Eaux et des Égouts, et à celui des Promenades et Plantations. De même, les immeubles construits sous les règlements successifs de 1882, 1884 et 1902, censés abroger l’austérité ressentie, pérennisent le principe de la mitoyenneté et conservent la continuité des alignements au service de la rue. Construits sous l’autorité des architectes voyers, souvent recrutés par Haussmann, les projets suivent la stratégie de l’ancien préfet. À l’aube de la Première Guerre mondiale, Paris apparaît haussmannisée.
Vingt-cinq ans après l’exposition consacrée à l’homme et à ses réalisations, le Pavillon de l’Arsenal propose de relire cet héritage haussmannien au contour flou mais à l’identité claire. « Paris Haussmann » explore ce paysage homogène et polymorphe construit par dérivation ou transformation d’une forme antérieure mais aussi inscrit dans un processus plus long, capable de muter et d’évoluer. L’étude part du trait pour aplatir l’histoire. Elle compte plutôt qu’elle ne raconte. Détachée de la chronologie des actes ou de la paternité des faits, elle s’éloigne aussi des manuscrits, mémoires, chronologies, plans d’archives, gravures, tableaux et premières photographies sur plaques de verre pour tenter de cartographier, mesurer et quantifier notre urbanité, telle que nous l’appréhendons. Elle dessine les pleins, dimensionne les vides et préfère la masse à l’anecdote. Elle libère ainsi l’architecture de son contenu, de sa fonction initiale, comme elle s’est souvent libérée elle-même au fil du temps. Vidé de sa fonction et contrarié dans ses usages, chaque bâtiment révèle sa nature et, paradoxalement, son identité. Par le dessin, l’étude classe et compare les axes, distingue les espaces publics, organise les îlots, les immeubles au regard de leur géométrie actuelle. Les résultats valident des hypothèses et contredisent des présupposés.
En regardant la forme pour en comprendre le sens, l’analyse se fonde sur les mots d’un des détracteurs du système haussmannien, Victor Hugo. Actant que « la forme, c’est le fond qui remonte à la surface », cette exposition et l’ouvrage qui l’accompagne offrent une relecture de la ville tant dans son volume que dans ses temps et ses usages. Les données acquises par le dessin et par le développement conjugué de technologies et de calculs qu’ont engagé les architectes Umberto Napolitano, Benoit Jallon et l’architecte et ingénieur Franck Boutté font émerger une nouvelle arborescence haussmannienne, selon des critères contemporains de mobilité, de pratiques et de consommation. Quelle « marchabilité » pour le tissu urbain haussmannien au regard des autres réseaux métropolitains ? Quelle densité pour le modèle parisien par rapport aux standards internationaux ? Quelle efficience pour le bâti ou l’îlot par comparaison avec les typologies actuelles ? Cette description renouvelée de la forme haussmannienne sous le prisme des enjeux de la ville contemporaine, sensible, écologique, dense, intense, agile, produit des paradigmes inédits, qui définissent un modèle urbain et architectural dont la qualité première est qu’il est déjà éprouvé et admiré. L’appréhension et l’acceptabilité sont également des valeurs qui participent à l’étude. Elles permettent de valider les équations complexes et achroniques pour les rendre communes.
Résolument tourné vers le progrès, Georges Eugène Haussmann avait pour volonté de faire de Paris l’outil d’une société industrielle et d’un programme d’embellissement. Il entendait ainsi notamment répondre simultanément à des aspirations sociales, à des nécessités humaines et à des évolutions technologiques. Son ambition, confortée par un siècle d’expérimentation, a su traduire avant l’heure l’équation indispensable à la ville de demain, profondément collective et économe en territoire. Il s’agit, à travers « Paris Haussmann », de qualifier, quantifier et calibrer les critères qui constituent ce modèle, connu mais jusqu’à présent méconnu. Les capacités révélées invitent à relire des axiomes de la conception urbaine actuelle, dans un système où les fourches caudines performantielles dialogueraient avec le plaisir d’habiter, où la résilience est architecture.
« Tu cherches la flexibilité ? Continue donc à construire des murs de pierres. »
Alexandre Labasse Directeur général du Pavillon de l’Arsenal