Article
Pure forme, forme pure
Il Foglio
2020
Aux portes de Tripoli, adossé à un tissu au damier affirmé, git un paysage à l’inquiétante et fascinante étrangeté. Laissés en état d’abandon les soixante-dix hectares de vides, de courbes et de béton, d’Oscar Niemeyer rompent avec la ville et son quotidien.
La Foire Internationale Rachid Karamé, construite dans les années 60, est aujourd’hui l’image figée d’un rêve et de son projet : porteuse d’histoire, d’économie, et de reconnaissance économique du Nord du Liban, elle se voulait - à l’instar de sa grande sœur Brasilia - point de départ d’une nouvelle composition territoriale et investigatrice d’une nouvelle logique urbaine. La guerre civile des années suivantes signe l’arrêt du projet.
De cette ambition ne semble rester que ce grand vide aux herbes folles et aux bassins asséchés où règnent – flottants - des objets de bétons dont la plupart sont restés inachevés.
Pourtant, à travers son parcours, le lieu se révèle bouleversant.
Dès la gigantesque porte, face au King Fahed Public Park, le visiteur - rare - entre dans un paysage autre. L’espace de la Foire n’est pas une ruine, il n’est ni friche, ni chantier ou site archéologique ; privé de toute fonction ou programmation urbaines il ne devient plus que sujet aux sens.
Les bâtiments, nus de tout, sont hors échelle, surréalistes. La - magistrale - rampe menant au portique surélevé permet de saisir la composition dans son ensemble : le Boomerang, initialement construit pour accueillir les différents pavillons de la foire, est le plus imposant bâtiment du site, il longe - sensuellement - et accompagne dans son creux les autres constructions reliées par des jardins et des plans d’eau. C’est l’unique construction achevée.
Semblant silencieux, ce qui devait être un théâtre, un musée, ou encore un héliport ressemble aujourd’hui davantage à des sculptures à l’échelle démesurée qu’à l’amorce d’un troisième noyau urbain, comme le souhaitait l’architecte. Privilégiant parfois la beauté de la forme à ses propriétés architecturales, Oscar Niemeyer prend souvent le – dangereux – parti du spectacle, du plaisir et de la contemplation. L’architecture-sculpture, devenue presque monument éloigné des pratiques et usages, risque l’objet fini, appréhendable, saisissable, sujet à la consommation visuelle et à l’obsolescence de l’image. Le quotidien, face à cette forme figée, ne parvient pas à entrer en interaction avec la construction.
Il n’en est rien ici.
Par leur caractère inachevé, les constructions s’animent de surprenantes nuances. Les éléments, restreints, proposent des géométries à la figure énigmatique jouant avec leur environnement. La lumière est parfois détournée, les sons sont renvoyés, les structures sont fissurées, et - libérées de la fonction - les constructions ont une échelle difficilement saisissable. La forme, en étant ainsi altérée, convoque alors l’imaginaire : le visiteur n’est plus consommateur, il devient créateur. La forme dépasse le monument et est alors envisagée comme une genèse dont l’être est le devenir.(1)
Par cet involontaire grand vide aux constructions dansantes, Oscar Niemeyer a doté Tripoli non pas d’un nouveau centre mais d’un site d’une puissance unique, qui laisse – comme trop peu rarement dans les villes – une ouverture au possible, où création et résistance peuvent prendre place.
(1)Paul Klee, Théorie de l’art moderne (1945), édition Gallimard « Folio Essais », Paris, 2004.
Auteur
UMBERTO NAPOLITANO
Parution
IL FOGLIO - 31 JANVIER 2020