Article
Niemeyer 4ever
Pure forme, forme pure
2019
TRIPOLI
2 janvier 2019
Une large autoroute traversant un paysage rythmé par une succession régulière de centres commerciaux, de développements de bord de mer à densité variable, de petits villages et de paysages de montagne, connecte Beirut à Tripoli.
Au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la capitale, l’étrange familiarité qui la rend si accessible et agréable aux occidentaux disparaît, laissant place à un cadre plus rude, plus âpre.
Nous sommes arrivés sur place vers midi, après un trajet d’environ deux heures.
Cent vingt minutes ont suffi pour se retrouver dans le Moyen-Orient des films d’espionnage. L’omniprésence des affiches du parti al-Moustaqbal nous rappelle la confession de ce territoire, soulignée également par des habits bien plus radicaux qu’à Beirut.
Le site de la Foire Rachid Karame est aux portes de la ville. Karim, le chauffeur qui nous accompagne, présente nos documents aux militaires à l’entrée et se renseigne sur les parties accessibles et celles qu’il nous sera possible photographier.
L’accès par lequel nous appréhendons le site se situe à proximité du parc King Fahed. Nous traversons en voiture le parvis, en passant sous une sorte de gigantesque porte, pour aller se garer à l’extrémité Sud de l’immense couverture du Boomerang, qui s’étend sur 750m de long et 75m de large. Dans cet espace, Niemeyer avait prévu d’offrir aux différents pays la possibilité d’exposer au sein d’une nouvelle typologie, censée réinventer « la juxtaposition de pavillons indépendants de qualité architecturale médiocre », caractéristique des foires internationales.
Un grand graffiti du visage d’Oscar encadré par une arche nous accueille. C’est à cet endroit précis que nous laissons la voiture.
Je reviens vers l’entrée pour parcourir à pied le chemin que le public était censé emprunter et je suis la rampe qui mène au portique surélevé d’où l’on voit l’ensemble du projet.
La structure du portique est assez imposante, en béton coulé dans des coffrages bois, elle se pose dans un jardin d’eau et de cactus. Cette image évoque des paysages très peu communs au Liban.
Depuis cet endroit, on comprend l’ensemble du projet : dans l’espace généré par la concavité de la courbe, une série de formes architecturales, figure des contrepoints, sont reliés par des jardins et des plans d’eau : le « Musée du Liban » et sa structure carrée entourée d’arcades, le théâtre expérimental en forme de dôme, le « Musée de l'espace » et son héliport, le pavillon des enfants et le réservoir d'eau surmonté d'un restaurant.
Dans la partie Nord, une rampe cérémoniale conduit à l'amphithéâtre de plein air. Elle est surmontée par une arche monumentale, signal du site.
L’élément le plus étrange de la composition est le bâtiment principal. Le Boomerang se détache, par son échelle et sa géométrie, de tous les éléments paysagers, infrastructurels et urbains qui gravitent autour de lui.
Ce fait s’explique probablement par l’histoire même du projet. En effet, Niemeyer avait tenté, comme pour Brasilia, d’investiguer une logique urbaine et d’utiliser le plan de la Foire comme point de départ d’une composition territoriale.
Dans ses mémoires publiées 40 ans plus tard, l’architecte explique sa démarche de l’époque. Un croquis, qui date probablement de 1962, montre que le bâtiment principal de la Foire s’inscrivait dans une ellipse traversée par l’autoroute qui devait relier Beyrouth au Nord du pays. Entre la Foire et la mer, le projet prévoyait un développement urbain constitué de barres en « peigne », laissant ouvertes les perspectives sur la mer.
Rien n’est lisible de cela aujourd’hui et l’ambition de Niemeyer de fonder le troisième noyau urbain de Tri-Poli a vite été abandonnée. Suite à mille compromis, négociations et tractations, l’autoroute a été déplacée près de la côte plutôt que le long des terrains de la Foire.
Le tracé de l’ellipse, grand geste symbolique qui fixe les limites du projet est par contre conservé. Vidée de son sens, cette géométrie structure aujourd’hui l’ensemble du projet sur ses 70 ha.
Auteur
UMBERTO NAPOLITANO
Publication
GIOVANNA SILVA
NIEMEYER 4EVER
Editeur
ART PAPER EDITIONS
En réalité, malgré sa taille et sa centralité, le bâtiment de la foire est à mes yeux la partie la moins intéressante du projet. Peut-être parce que c’est l’architecture la plus finie, peut-être parce que la façade vitrée, la trame structurelle, les poutres inversées en toiture et tous les détails qui la caractérisent, situent parfaitement le bâtiment dans son temps de construction (de 1967 à 1975) et montrent alors, d’une certaine manière, les limites de ce geste hors d’échelle.
Les autres architectures au contraire ne sont pas terminées. Elles sont de loin plus intrigantes et riches de mystère. Dans chacune d’entre elles l’imaginaire se met en marche plus facilement.
Du « Musée du Liban » par exemple, il reste aujourd’hui le mur périphérique, un plancher central surélevé et ce qui devait être la structure en acier de la façade vitrée.
Ces trois éléments produisent un espace où les géométries, l’ombre et la lumière deviennent les protagonistes d’une danse magistrale. Ici tout est cadrage, lecture en profondeur, en transparence, en contre-jour. Tout est lumière et caractère.
Le mur de façade et les arcades suffisent à affirmer une intériorité et une extériorité, un dedans et un dehors. La multiplicité des parcours, des vues et des profondeurs de champs participe à la création d’un événement sensoriel inattendu.
Depuis cet espace on avance vers le théâtre expérimental.
Le dôme est l’élément le plus surprenant de toute la composition. Alors que depuis l’extérieur, il s’agit d’un « classique Niemeyer » comparable par exemple à celui du parti communiste de Paris par la force de sa forme et de sa dimension ; à l’intérieur, on découvre une œuvre d’art brutaliste.
Les armatures en acier de la voûte en béton qui pendent sans ordre du plafond éloignent la lecture de cet espace du domaine de l’architecture et place le visiteur dans une forme de performance spatiale : on a l’impression d’entrer secrètement dans un igloo de Merz en version agrandie voire géante.
Le caractère performatif de cette expérience est également amplifié par le son : un écho renvoie les mots avec quelques secondes de retard et module les sonorités comme si mille voix reprenaient le premier son.
Juste en face de l’auditorium se trouve l’héliport. Cette autre structure en béton évoque légèrement les œuvres de Pieluigi Nervi. Elle s’est aujourd’hui transformée en belvédère. On y accède par un escalier hélicoïdal et le point de vue depuis ce qui devait être la piste d’atterrissage et de décollage est absolument incroyable.
Plus encore que depuis l’entrée du site, on prend ici la mesure de ce grand espace vide au cœur de la ville, sur lequel viennent buter les lotissements en damier des années 1980. On comprend toute l’étrangeté de l’existence du site de la Foire internationale une fois que l’on ressent la pression des tissus urbains qui l’entourent.
Dans la partie Nord, l’arche monumentale amène le visiteur à l'amphithéâtre de plein air.
Délimitée par un fossé, la scène est un plan rectangulaire qui accueille en son centre un proscenium ouvragé en béton. Les tribunes sont par contre composées de sièges en plastiques qui malgré leur intéressante disposition en quinconce dénotent un peu dans ce lieu. Elles me rappellent tout d’abord les sièges des tribunes du stade San Paolo de Naples. Mais surtout, le caractère industriel, la fonction clairement lisible et la petite dimension de ces seuls éléments qui ne soient pas en béton, me ramènent illico à la réalité effaçant toute trace d’abstraction. Les sièges sont le ticket de sortie du spectacle de ce monde de formes oniriques auquel j’assistais. Etrangement, elles tissent un lien avec l’histoire des lieux et pourquoi cet espace est resté suspendu dans le temps.
La Foire n'a pas pu être mise en service à cause des évènements qui ont ensanglanté le Liban à partir de 1975, mais paradoxalement, à l’inverse des autres projets inachevés, comme la tour Murr ou le cinéma de la place des Martyres, aucune trace de balles ou d’obus ne vient rappeler que ce lieu a été transformé en base militaire pendant les années de guerre.
L’espace de la Foire n’est pas une ruine, mais plutôt une image figée. D’ailleurs les pelouses parfaitement entretenues et les buissons coupés en parallélépipèdes nous indiquent que quelqu’un continue de prendre soin de cette image.
Il y a quelque chose de bouleversant dans ces lieux, et c’est étrangement puissant. Tout d’abord parce que le site sort de toute forme de « normalité » urbaine. Ce n’est ni une friche, ni un chantier, ni un site archéologique. La Foire n’a aucune fonction et aujourd’hui aucun usage. Elle ne respecte aucune logique économique ou productive.
Il s’agit d’un « espace inutile » et rien que pour cela, le site est devenu un espace de résistance.
Ce manque d’utilité et d’usage amplifie aussi le sentiment de vide. Et si le site de la Foire apparaît autant puissant aujourd’hui, c’est aussi parce qu’il s’agit d’un grand vide.
Or le vide est par définition le lieu du possible : la révélation, la transformation et la protection de ces vides sont autant de stratégies, de projets ou d’actions qu’offrent ces espaces à ceux qui les visitent.
Il y a également quelque chose de purement architectural qui rend cette expérience unique, mais je ne crois pas que ce soit lié à l’empreinte de l’auteur dont je n’ai jamais été un fervent admirateur.
Manfredo Tafuri voyait dans le mouvement moderne et dès sa fondation deux courants : « on retrouvera toujours par la suite la même opposition dialectique entre ceux qui tentent de se prolonger au plus profond du réel pour en connaître les valeurs et pour en assumer les misères, et ceux qui veulent se projeter au-delà du réel, pour construire ex novo de nouvelles réalités, fonder de nouvelles valeurs et ériger de nouveaux symboles ».
Autrement dit, on pourrait quasiment diviser les modernes en deux groupes : les « réalistes » et les « surréalistes ».
J’ai toujours été plus intéressé par les architectes et les architectures de la première famille. Oscar Niemeyer est quant à lui, incontestablement, un des représentants majeurs des « modernes surréalistes ».
Transgressant la doctrine esthétique moderniste orthodoxe et renversant les modèles culturels hégémoniques, son travail a privilégié l’invention et affirmé le spectacle, le luxe et le plaisir en tant que poursuites architecturales légitimes.
Influencé, comme les Modernes de sa génération, par les arts plastiques, le brésilien confond l’architecture et la sculpture. L’auditorium en forme de livre ouvert de l’université de Constantine, la coupole en forme d’œuf du stade du 5 Juillet à Alger, les « volcans » du Havre en France ou encore le musée en forme de soucoupe volante de Rio de Janeiro sont tous des objets, des monuments sculptés. Ces objets sont offerts à la contemplation, mais aussi à la consommation visuelle.
La confrontation de ces objets sculpturaux à un usage est un exercice complexe, que je trouve très rarement réussi. L’impossible dialogue entre ces géométries et le quotidien s’exprime couramment à travers la confrontation entre l’objet banalisé (chaise, table, frigo etc…) et le volume qui le contient.
L’architecture-sculpture demande un contrôle total sur l’éventuelle et néanmoins naturelle évolution des choses, et ces projets s’adaptent très difficilement au changement et au temps.
Les architectures de la Foire Rachid Karamé ne subissent pas cette confrontation, et de par leur histoire ne l’ont jamais subi.
Louis Kahn disait que « la forme n’a ni contour ni dimensions. (...) La forme, est le “quoi”, la conception le “comment”. La forme est impersonnelle. La conception est le fait d’un auteur. La conception est un acte lié aux circonstances ».
La foire internationale de Tripoli est à mes yeux l’œuvre la plus puissante de Niemeyer puisque justement elle n’est plus le fait d’un auteur, mais devient, de par son inachèvement, impersonnelle : pure forme et forme pure.
L’expérience de ses lieux m’a renvoyé étrangement à celle du Cretto a Gibellina, ce colossal labyrinthe de béton sur 10 hectares du peintre Alberto Burri, érigé en mémoire de l’ancienne ville détruite par un tremblement de terre en 1968, construit dans les années 80 et demeuré inachevé.
En marchant dans le réseau de craquelures devenues les ruelles d’un étrange paysage monolithique, on oubli l’histoire, on ne ressent pas le cri des âmes mortes pendant cette tragédie.
La puissance de la matière et de la lumière devient ici un phénomène en soi, une expérience autonome de toute mémoire qui accepte celle que chaque visiteur décide de réécrire. En Sicile comme à Tripoli la forme dépasse enfin le monument et devient le « quoi » : « Il faut envisager la forme comme genèse, comme mouvement. Son être est le devenir… »